Dédicace à la décadence

En espérant que la proximité des titres fasse oublier la distance entre les dates, quelques nouvelles poétiques depuis la dernière fois ! Sous la forme d’un hommage poli aux collègues tout d’abord, puis, en guise de bonus, d’une paire de quatrains inspirés par les événements tragiques d’avril dernier… À vous de deviner qui pourrait bien se cacher derrière ces portraits énigmatiques ! Une très bonne lecture, comme toujours, à tous les amoureux du sonnet évidemment.

Dédicace à la décadence

Le poète un peu impotent, pour paraître plus important,
Cherchant une chute plus riche en la surenchère des rimes,
S’il sent le texte un soupçon simple ou s’entête à soigner le style
A très tôt fait de l’étoffer et l’étouffer tout à la fois,

Car le créateur n’est qu’un cancre quand il croit que cet art creux,
Qui certes conquiert le crédule et caresse le cœur du cuistre,
Loge les germes du génie en son giron gras de jactance
Et le prépare par avance à pousser en postérité.

C’est faisant honte cependant aux hordes de ses descendants
Qu’on le voit ventiler le verbe, éventer la vaine trouvaille,
Et donner une odieuse idée de la digne modernité :

De ces donjons ennuagés où songent les jeunes esthètes
Jusqu’aux charges de cent clichés qui chantent faux sous les remparts,
Partout l’art pour l’art a pourri la parole de nos prophètes.

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Portrait n°1 :

Qu’il porte bien son nom, l’homme aux boules puantes
dont jamais ne sortit que quelques parasites !
car en voyant l’essaim qui pullule à sa suite
on se souvient du mets dont la mouche est friande.

Portrait n°2 :

Au secours de la banque et du grand patronat
qui ne supportent plus que la loi les concerne,
pour qu’enfin l’ouvrier se taise et se prosterne,
le socialisme jaune ose un second mandat.

Dédicace

Bon mois de janvier, et spéciale dédicace à tous avec, une fois n’est pas coutume, des vers libres ! Ce serait dommage de faire le malin avec son drapeau noir et d’à côté jouer au gardien du temple en poésie. On peut, après tout, être ringard et affranchi… (les lettres d’amour ne s’en sont jamais privé)

Dédicace

Des boyaux l’éclat d’un miroir
Ou l’enthousiasme de l’ennui
Ont fait chuchoter le silence
Et sa voix pour toujours te sera familière.

Lequel de ces sentiers qui traversent mes songes
Ne sera pas rougi par ton odieuse empreinte ?
Laquelle de mes pensées
Ne fleurira plus sous ton œil dévoyé ?

Déjà tes ombres peuplent mes espaces
Ainsi tu crois les reconnaître.

Tu donnes leur forme aux nuages
Leur mélodie aux rivières
Et celui qui te parle n’existe que pour toi,

Lecteur.

La France insoumise

Quitte à tomber dans le cliché : un titre en clin d’œil pour un texte en coup de poing (ou de gueule, pour les moins humains d’entre nous). J’essaierai d’ici pas trop longtemps de préparer à nouveau un article qui ne soit pas la simple mise en ligne d’un poème ; en attendant j’espère que vous apprécierez que la machine littéraire se remette progressivement en marche et, bien sûr, je vous souhaite de très bonnes fêtes à tous !

La France insoumise

Je voudrais voir crever ces porteurs de cravate,
ces laquais arrogants au compte d’un seul roi :
l’Argent, toujours flanqué de la même prêtraille,
des mêmes journaleux en bons petits soldats.

Je voudrais que le peuple français qu’ils trahissent,
puisqu’ils en ont sali le superbe étendard,
s’en serve pour torcher les merdes en costard
et les experts du PAF terminés à la pisse.

Je voudrais qu’un Syrien exauce leurs mensonges
et vienne s’exploser sous leurs belles fenêtres,
ou qu’à la mi-juillet l’Histoire se répète
place de la Concorde ou sous l’Arc de Triomphe.

Je voudrais incendier les parlements, les banques
et toute la vermine en leur sein qui pullule :
je voudrais arrêter les violeurs dans leur danse
et leur couper la bite avant qu’ils nous enculent.

Je voudrais délivrer l’Europe™ de ces vices,
elle autrefois si belle et porteuse d’espoirs
a les seins et le cul refaits comme une pute
qui languit chaque jour à l’affût du grand soir.

Je voudrais que les flics qui matraquent leurs frères
pour sauver le butin des rats et des patrons,
un jour voient leurs gamins virer protestataires
et rejoindre le rang des morts par infection.

Je voudrais que les cons utiles du système,
ces bons chrétiens qui paient pour choisir leur bourreau
puis refusent l’obole au mendiant affamé,
se mangent leur bagnole en partant au boulot.

Je voudrais qu’affranchis de toutes ces ordures,
de tous les chieurs zélés, cinglés, professionnels,
tous ces juges soucieux de nous foutre en cellule
et tous les abrutis heureux dans leur poubelle,
on puisse vivre enfin pour l’art et pour nous-mêmes.

Déliquescence

Ce poème n’est pas tout-à-fait inédit puisqu’il apparaissait sur l’ancien site mais il me paraît avoir de plein droit sa place ici. Après les appels à la révolution et les tentatives d’exploration poétique, un texte un peu plus daté, tant par son époque d’écriture que par sa forme. Également plus difficile à introduire, peut-être. Je vous souhaite une bonne lecture à tous, et une excellente ration de classicisme aux mêmes !

Déliquescence

J’avais longtemps vécu loin de la multitude
Et ses agitations peu dignes d’intérêt,
En moi ne résonnaient que la science et l’étude,
Et les parfums du soir issus de la forêt.

S’il m’arrivait parfois de quitter ma mansarde
Quand l’air était propice aux longues réflexions,
Sitôt venus les mois où le soleil s’attarde
Je laissais aux voisins le goût de ses rayons.

Préférant au ciel bleu mon plafond de bruyère,
Je restais insensible aux charmes du printemps :
Les feux les plus brillants n’arrosent pas la terre,
Ils sont dans les cahiers des âmes de vingt ans.

Mais loin de l’écolier dont le journal intime
N’est souvent qu’un prétexte à pleurer sur son sort,
J’écrivais sur les arts, questionnais le sublime,
Ou cherchais à percer les secrets de la mort.

Seul un style trop vieux trahissait mon jeune âge
Tant je trempais ma plume à l’encre des Anciens,
Et quant aux traits d’esprit jetés sur chaque page,
Ils manquaient de finesse ou n’étaient pas les miens.

Nul soupçon d’amitiés ou de quelque amourette
Ne troublait les ardeurs dont j’étais habité :
On ne trouvait de place en mon cœur de poète
Que pour un idéal d’austère Vérité.

J’en décelais déjà peu à peu la nature
Et prenais en pitié ceux plus humbles que moi,
Les uns qui s’abîmaient dans leur froide luxure,
Les autres qui tombaient au piège de la foi,

Mais sachant à quel point l’homme estime sa vie
Devoir être léguée à tous ses successeurs,
Je ne m’étonnais pas qu’il y trouve à l’envie
Un sens à ses désirs ou même à ses malheurs.

J’étais fait toutefois d’une étoffe trop tendre
Pour me montrer vraiment capable d’aversion
Et jamais refuser le droit de se méprendre
À des êtres rongés par la superstition,

Car lorsque répondaient, à l’angle d’une rue,
Aux jurons d’un vieillard les rires d’un enfant,
Un sourire passait sur ma mine abattue
Et le Peuple était beau comme l’Homme était grand.

Sûrement me trouvais-je en un état semblable
Le jour où le hasard, par sa suprême loi,
Décida pour mes yeux qu’il serait préférable
De pousser un peu plus mes pensers jusqu’à toi ;

Ainsi, je me montrai plus sensible peut-être
Aux doux charmes qu’un corps sait parfois arborer,
Sans qu’il ne soit éclos sur la toile d’un maître
Ou sculpté dans l’ivoire au fond d’un atelier.

Je sentis sourdre en moi l’insondable détresse
D’une chair aux appels trop souvent retenus,
Dont les derniers sursauts d’espoir et de jeunesse
M’emplirent des échos de plaisirs méconnus.

Quel que fût jusque là le but de mes errances
Au sein majestueux de ce triste univers,
Ta voix m’était pareille à des réminiscences
De la lyre d’Orphée au milieu des Enfers :

Je me laissais porter sur ses notes profondes
Vers de vastes pays aux couleurs d’horizon,
Pour la première fois j’explorais d’autres mondes
Que les seuls asservis au joug de la Raison.

Tu m’appris à chercher dans les fanges obscures
Qui font lieu d’oasis à notre humanité,
Les reflets disparus des beautés les plus pures
Dont les cieux nous envient l’insolente clarté ;

Te fallait-il pourtant si vite les rejoindre
Et t’offrir en tribut à leurs pâles lueurs ?
L’azur peut dépérir et les astres s’éteindre
S’ils doivent pour briller m’arracher tes splendeurs !

Depuis je dois souffrir chaque jour ton absence
Tandis qu’au loin la Mort gagne d’autres combats,
J’espère conjurer la terrible évidence
En invoquant ton nom mais tu ne reviens pas,

Et si je trouble au creux de la nuit qu’il surplombe
Le calme écoulement de ton rêve infini,
Pardon ; je ne voulais, ô Muse d’Outre-Tombe !
Que ralentir un peu le fleuve de l’Oubli.

山水 (Shanshui – Paysages)

Puissiez-vous lecteurs me pardonner cette absence intolérable pour cause de vacances, voyages, lectures, évasions diverses qui m’ont éloigné du clavier et des considérations bloguistiques. Afin de prouver, tout de même, que je n’ai pas complètement chômé poétiquement, un petit triptyque (c’est une vieille manie) aux doux parfums exotiques issu des contrées où l’alexandrin n’existe pas. Exercice difficile que de rompre ses habitudes d’écriture sans tomber dans la parodie de nouveaux modes peu maîtrisés, mais je compte suffisamment sur le talent de ma comparse à vous régaler de ses pièces pour m’autoriser ces écarts (un autre patiente déjà dans les tiroirs). Trêve alors de paroles, et place à celles-ci :

西湖 (Xihu – Le Lac de l’ouest)

Ai-je rêvé trop longtemps ?
Soudain la ville n’est plus
que le lointain grincement
d’une cage entr’aperçue.

Je crois voir un lac immense
se perdre au pied des montagnes
et déjà son onde gagne
le bleu miroir de mes sens.

On peint sous les pavillons
la rive que d’autres chantent
ou les barques réunies
après le pont qui serpente.

J’erre seul dans les jardins
où les saisons se libèrent
et les heures du matin
durent la journée entière.

Mon âme un instant captive
goûte un spectacle parfait
car la beauté fugitive
lui murmure des couplets.

大寨 (Dazhai – Avant-poste)

Les rizières s’étagent
sur le ciel à nos pieds
et font rougir, le soir,
les rivages qu’il crée.

Une ombre traîne encore
et se courbe sur l’eau :
mille mains toutes siennes
ont bâti le tableau.

Au chant de ces rivières
l’homme aux siècles s’unit.

Je repense à mes vers
que leur cours engloutit.

黄山 (Huangshan – Les Montagnes jaunes)

Le monde enfoui sous un drap de nuages
partout percé d’aiguilles rocailleuses,
l’automne embrasse un vol d’oiseaux sauvages
et fait rougir l’étoile derrière eux.

Indifférents aux couleurs qu’ils surplombent
les pins noueux se tordent dans l’abîme.

Depuis toujours qu’ils veillent sur un songe
le ciel repose au nid de leurs épines.

Postérité

Puisque notre cher ami le Cox-Velu a évoqué les poèmes écrits à deux, je poste aujourd’hui celui que, pour l’instant, nous préférons. Il est un peu titanesque, mais celles et ceux qui auront trouvé le courage d’arriver jusqu’ici sauront très certainement poursuivre leur chemin avec la même simplicité tout au long de ce nouveau texte…

Postérité

Le temps avait passé sur le monde moderne.
Ses tenants poursuivaient un destin volatil,
Munis d’Or et Progrès pour uniques lanternes
Dans le noir sidérant de l’esprit en péril.

Nous avions condamné ces nouvelles idoles
Et comme les derniers détenteurs d’un cœur pur,
Il nous fallut quitter nos chères métropoles
Pour espérer revoir quelques fragments d’azur,

Respirer à nouveau, transportés par le songe,
Les arômes exquis des profondes forêts,
Et boire le nectar de nos mots qui s’allongent
Vers la Lune infinie, par-delà les sommets.

L’amour et la passion, ces dévoreurs de l’âme,
Renaissant doucement, sur nous avaient jeté,
Aux confins de la Terre où brûle l’oriflamme,
Les étoiles d’argent de l’immense beauté.

On vit se dévoiler les chastes étendues,
Cachées même au soleil sous leurs précieux frimas,
Et la valse envolée des neiges descendues
Qui trouvaient un poème en chacun de nos pas.

Surgis de l’horizon apparaissaient encore
Des morceaux d’océan perchés sur les hauteurs,
Dont la glace, parfois, renvoyait à l’aurore
Les reflets éclatants de ses propres couleurs.

C’est là-bas, loin de tout, aux cimes du mystère
Qu’était notre maison, ce havre silencieux,
Où nous devions rêver, décrire les lumières
Des soleils de minuit et puis… devenir vieux.

Le Temps ne régnait plus en ces heures splendides,
Lorsque nous nous aimions dans le royaume noir,
Et pourtant peu à peu se sont creusées nos rides
Comme si nos corps seuls étaient en son pouvoir.

Les jours qui nous semblaient hier si charitables
N’existaient déjà plus que par le souvenir,
Mais tissés au métier de l’amour véritable,
Leurs délicieux parfums ne pouvaient pas mourir.

Dans tous les environs, seule une boîte aux lettres
Témoignait d’un échange avec l’humanité.
Si notre poésie l’intéressait peut-être,
Nous écrivions surtout à la postérité.

Au printemps, le facteur, pour porter nos missives,
Devait, tel un trappeur escorté par le froid,
Quitter la route sûre et rejoindre la rive
Du beau lac endormi dans l’alcôve des bois.

Un matin il frappait, épuisé, à la porte,
Impatient de goûter quelques jours de repos.
Quand la sombre saison était tout à fait morte,
Nous buvions avec lui au triomphe des mots.

Alors il nous contait ses plus folles histoires,
Qu’à force nous vivions tout aussi bien que lui,
Et au petit matin nous avions peine à croire
Que tout s’était passé en une seule nuit :

Les exploits de sa barque au plus fort des orages,
Les mythes rapportés de fabuleux séjours
Et quand la vérité mettait fin aux voyages,
Le marbre sous lequel reposait son amour.

Happés par l’absolu des récits fantastiques,
Nous nous imaginions en héros de l’Edda.
C’est que nous retrouvions, dans ces fables épiques,
Les mêmes idéaux, pour un même combat.

La fierté des vikings et des reines guerrières,
Cette rage de vivre en invoquant les cieux,
Nous était devenue si douce et familière
Que nous laissions Odin nous dévorer des yeux.

Ásgard nous attendait depuis notre naissance,
Car sous les branches bleues du Grand Arbre Yggdrasil,
Nous avions défendu la magie de l‘enfance
Et paré sa beauté de perles de mithril.

Tout entière vouée aux pays de légende,
Notre plume en grattait le vernis écailleux,
Pour que dans le désert à nouveau on entende
La superbe chanson des nymphes et des dieux.

Nous savions que la vie tenait trop du mirage
Pour y voir s’écouler les grains de l’Infini.
Certains d’entre eux pourtant s’étaient pris dans les pages
Des livres empilés au coin de notre esprit.

Notre œuvre s’écrivait, étrange et magnifique,
Sous la bénédiction des muses du Grand Nord.
Au nouveau Sablier, nos rimes romantiques
Chantaient la liberté au gré de leurs accords.

Nous avions recréé un monde dans le monde,
Comme un nid d’espérance, après avoir porté
Pendant plusieurs années tristement infécondes
Les tourments douloureux de leur médiocrité.

Capables de tout temps d’extraire de la fange
Les superbes joyaux qui charmaient tant nos cœurs,
Il nous était aisé, dans le jardin des anges,
De cueillir à foison les plus divines fleurs.

Et quand nous étions las d’arborer leurs pétales,
Nous ne savions déjà plus nous en départir.
Les pensées réunies dans les sphères astrales
Laissent l’âme faner avant de se flétrir.

La nôtre toutefois, indicible rebelle,
A travers l’amour fou gravé dans nos recueils,
S’élevait lentement vers la voûte immortelle,
Par-delà la froideur et l’ombre des cercueils.

A la fin de nos jours, une biche aux yeux tristes,
Déployait tous les soirs son beau pelage blanc
Devant l’éternité de nos regards d’artistes,
Comme un doux préambule aux charmes du néant.

Et même accoutumés à ce que la nature
Soit apte à susciter de telles émotions,
Nous restions ébahis face à la créature
Dont nous n’ignorions rien de la noble mission.

Le silence absolu en unique cortège,
On la voyait quitter la lisière des bois
Et, sans même troubler le repos de la neige,
Apparaître pour nous, plus proche à chaque fois.

Ses yeux illuminaient les délices de l’Ombre
Que nous avions passé l’existence à chanter.
Mais les mots échappés de nos âmes si sombres
N’avaient su capturer leur tragique beauté.

Le baiser de la Mort fut porteur de Lumière.
Et aujourd’hui, ô Gloire ! il ne reste de Nous,
Dans l’espace glacé de cette immense Terre,
Qu’un amour idéal convoité par les loups.

Biche blanche

Oscar Wilde : L’Âme de l’homme sous le socialisme

Le principal avantage qui résulterait de l’établissement du socialisme serait, à n’en pas douter, que nous serions délivrés par lui de cette sordide nécessité de vivre pour d’autres, qui dans l’état actuel des choses, pèse d’un poids si lourd sur tous presque sans exception. En fait, on ne voit pas qui peut s’y soustraire.

À l’heure où sous le pervers étendard du libéralisme on accompagne la transition vers la ploutocratie, où l’État, derrière le noble prétexte de relâcher quelque peu son poing serré autour de ses sujets, se fait plus parfaitement l’outil de ses riches propriétaires en remettant dans leurs mains plus d’autorité encore qu’il n’en détenait précédemment ; où, en somme, la matraque lasse d’avoir trop frappé s’écarte pour laisser place aux menottes et se félicite de sa grandeur d’âme et de son progressisme, l’observateur naïf peut se trouver dépourvu et chercher à se tourner vers la philosophie pour mieux comprendre le sentiment profond de dégoût qu’il éprouve devant la corruption des idées sans toujours parvenir à se l’expliquer complètement. Dans cette série de courts articles nous n’essaierons pas d’être original car nos mots d’ordre sont tout trouvés. Auteur par auteur, nous nous efforcerons d’aborder les éternelles notions de liberté, d’égalité et de fraternité que les frontons des temples municipaux ont arraché des rues où elles ont vu le jour, offrandes scandaleuses à une République qui ne les invoque que pour les profaner.

Dans son essai L’Âme de l’homme sous le socialisme dont nous avons utilisé les premières phrases en guise de citation introductive, Oscar Wilde se fait le défenseur d’une pensée qui n’est certes pas tout à fait nouvelle, mais dont il est possiblement l’un des chantres les plus élégants, et surtout les plus efficaces. Cette pensée est simple :

Le socialisme en lui-même aura pour grand avantage de conduire à l’individualisme.

Le socialisme sous la plume d’Oscar Wilde n’est pas encore le nom duquel on désigne l’os jeté par l’aristocrate généreux dans la gamelle du chien qui a couru seul après le gibier, ni l’individualisme cet esprit de conquête et d’asservissement placé sous le signe des Lois du Marché comme on s’en remettait autrefois au Décalogue. Ce qu’entend Wilde en revanche, c’est l’abolition de la propriété privée et l’épanouissement de l’homme le plus libre et absolu. Il serait fastidieux de mettre en avant les phrases et les pensées les plus saisissantes de ce texte tant son contenu abonde en paroles aussi vraies que magnifiquement formulées, et là se trouve la raison pour laquelle nous avons choisi de mentionner cet essai : Wilde mêle à l’argumentation du philosophe le sens esthétique du poète qui lui fait trop souvent défaut.

Il signe dans ce pamphlet une œuvre littéraire autant que politique, comme ont pu l’être le poème Melancholia de Victor Hugo ou le Candide de Voltaire, il s’élève à leur suite contre la misère dans laquelle une partie de l’humanité en maintient une autre et dénonce les artifices de l’intelligence par lesquels elle remplace volontiers ses baïonnettes. Car combien de prophètes ont appris à leurs ouailles de ne point chercher extra ecclesiam eux-mêmes le salut ? À combien ont-ils fait croire que le bâton du berger leur semblant presque toucher le ciel traçait pour eux le chemin de la liberté ? Et combien de ces âmes à la confiance trahie se sont alors naïvement succédé sous le couteau de leur gardien, convaincues d’agir selon l’ordre des choses ou ce qu’elles croyaient parfois encore être leur propre intérêt ? La plume serait plus forte que le fusil, soit, mais il est à regretter que cet adage soit parvenu aux oreilles de ceux qu’il appelait à défier. Le révisionnisme frappe autant les idées que l’Histoire : on a remplacé le colonialisme par la mondialisation, la propagande par l’accès aux médias de masse, la répression militaire par le gardien de la paix. Triste révolution qui fait honte au dictionnaire et voit le code pénal se gonfler d’orgueil.

Il est vrai que le caractère engagé de certaines littératures dérange souvent le lecteur lorsqu’elles lui sont trop contemporaines, et qu’il est plus aisé d’accepter l’exposition des idées d’un auteur quand leur application ne nous semble plus contemporaine ou en mesure d’influencer le monde d’aujourd’hui. Les idées ne s’émoussant toutefois qu’à mesure qu’elles deviennent acquises ou obsolètes, nous nous permettons de poser cette question : est-ce bien ces idées affaiblies que nous voulons voir défendues dans nos poèmes ? La force de la littérature nous semble être ailleurs que dans le convenu et le dépassé. Quel censeur osera reprendre le poète sur l’ampleur de son discours, quand la totalité des questionnements qu’il embrasse ne devrait être qu’un motif de louanges ? Nous laisserons d’autres statuer sur lesquels des problèmes sociaux ou métaphysiques sont les plus dignes de voir s’y poser le regard de l’artiste, sur lequel du Portrait de Dorian Gray ou de L’Âme de l’homme sous le socialisme est le produit de l’écrivain ou du penseur : ils ne sont pour nous que l’œuvre du même Oscar Wilde.

Aux yeux de quiconque a lu l’histoire, la désobéissance est une vertu primordiale de l’homme. C’est par la désobéissance que s’est accompli le progrès, par la désobéissance et la révolte.

Il ne sera pas nécessaire de paraphraser davantage le volet politique de cet essai tant que ces deux phrases auront été comprises. Désobéir : tout ce qui a fait la grandeur de l’humanité rejoint cette seule action, comme sa médiocrité l’abîme à chaque ordre exécuté. Il est difficile pourtant de prendre du recul sur son propre asservissement lorsque celui-ci est, nous l’avons vu, de moins en moins ouvertement physique et de plus en plus spirituel. Nous sommes tous condamnés à observer de loin le monde à travers les mêmes lentilles et à n’y voir, à moins d’efforts extrêmes, que ce qu’il est décidé que nous y voyions. Cependant la croyance n’est pas un mal en soi : l’entière réalité de tout ce qui nous entoure demeurant inaccessible, il est nécessaire d’y superposer des grilles de lecture pour en approcher une connaissance satisfaisante ; mais voilà que de ces grilles jetées par l’homme sur la nature on enferme à présent l’homme lui-même, qu’un vaste champ de statistiques arbitraires pousse au sommet de quelques têtes autrement stériles, s’érige en science de l’humanité et impose ses règles nouvelles en guise de seul outil critique. Cette mauvaise herbe prolifère dès lors dans le milieu des feuilles de choux et sur tous les plateaux télévisés où le fumier s’offre à ses racines. Nous déclarons que nous ne voulons plus voir ce pissenlit puant au poing des donneurs de leçons. Nous réclamons pour chacun le droit de retourner à la bêche le parterre des Champs-Élysées. Mieux encore, nous exigeons de creuser à la poudre d’escampette la cervelle de ces parasites en vue de trouver sereinement des solutions à leur désastre.

Les conséquences pour le peuple seront grandioses et celles pour l’art peut-être plus belles encore. Libéré du travail pour les autres, chacun pourra cultiver son corps et son esprit et nous tendrons presque sans effort vers l’établissement d’une Athènes nouvelle, où le loisir de penser enfantera plus de philosophes que ne l’ont pu jusqu’ici tous les intérêts mercantiles, où l’ouvrier ne maudira plus la machine qui le prive de son précieux gagne-pain, mais bénira celle qui le délivre de ses peines devenues inutiles. Construisons, en un mot, le monde où nos pensées à leur tour paraîtront aller de soi.

L’homme s’est efforcé de vivre d’une manière intense, complète, parfaite. Quand il pourra le faire sans imposer de contrainte à autrui, sans jamais en subir, quand toutes ses facultés actives lui seront d’un exercice agréable, il sera plus sain, plus vigoureux, plus civilisé, plus lui-même. Le plaisir est la pierre de touche de la nature, son signe d’approbation. Lorsque l’homme est heureux, il est en harmonie avec lui-même et avec ce qui l’entoure.

Le nouvel individualisme, auquel travaille, qu’il le veuille ou non, le socialisme, sera l’harmonie parfaite.

Il sera ce que les Grecs ont poursuivi, mais n’ont pu atteindre que dans le domaine de la pensée, parce qu’ils avaient des esclaves et les nourrissaient.

Il sera ce que la Renaissance a cherché, mais n’a pu réaliser complètement que dans l’art, parce qu’on y avait des esclaves et qu’on les laissait mourir de faim.

Il sera complet, et par lui, tout l’homme arrivera à sa perfection.

Le nouvel Individualisme est le nouvel Hellénisme.

La statue

En ce dimanche gris et pluvieux digne d’un vrai mois d’Octobre, il n’y a rien de mieux à faire que de la poésie…

La statue

Frêle comme un oiseau tombé du paradis,
Seulement revêtue d’un halo de lumière,
Elle a franchi le seuil de l’atelier maudit,
Ce tombeau mystérieux mangé par la poussière.

Le vieux plancher de bois a gémi et pleuré
Lorsque les rayons bleus, anémones astrales,
Au royaume de l’Art tant de fois vénérés,
Ont déchiré la peau des ténèbres glaciales.

Blessée à mort, livrée aux dents de la douleur,
Plus glauque qu’un cocon grouillant de larves noires,
L’Ombre-Reine, vaincue par sa douce chaleur,
S’est vautré dans l’oubli de ses anciennes gloires.

A présent il n’est plus, en ce faste décor,
Un seul flocon de nuit au lit froid de l’Obscure.
Et pourtant la fragrance immonde du remord,
Laisse traîner sa robe entre les moisissures.

Des êtres de granit aux cœurs de marbre blanc,
Nés des mains tourmentées mais douces de l’artiste,
Sous d’immenses linceuls, attendent patiemment
Que la Muse revienne allumer leurs yeux tristes.

Déjà, sa main diaphane, éprise d’absolu,
A jeté sur le sol les voiles de soie rose,
Révélant la beauté de milliers de corps nus,
Vérité immobile, œuvre d’un virtuose.

Ils sont les figurants de notre Humanité,
Tous égaux au miroir de la voûte funeste.
Et dans l’œil du sculpteur où luit l’éternité,
Rien ne vaut la splendeur de leurs songes célestes.

Ici, le doux vieillard côtoie le né-nouveau ;
L’Homme et la Femme, enfin, s’épousent avec grâce ;
Le riche et le mendiant, devenus vrais jumeaux,
Laissent couler la haine au gouffre de l’espace.

Comme les papillons s’éteignent les mortels,
Et pour chacun la Mort couvre un ange de pierre.
Que les cœurs soient d’argent, de velours ou de fiel,
Face au Néant, toujours, s’unissent leurs prières.

Quel tendre te deum ou memento mori
A bien pu réciter la Blonde souveraine
Dans les draps vénéneux de ses dernières nuits,
Pour que le tout-puissant à la vie la ramène ?

Si elle a déserté les Royaumes Défunts,
C’est pour le retrouver, son étrange poète…
Hélas, il ne demeure, au milieu des parfums
De son génie d’antan, qu’un sinistre squelette.

Il dort là, immobile, au fond de l’atelier,
Les os étincelants et les orbites creuses.
Dans ce chaste sommeil, les longs bras décharnés
Etreignent la Statue aux formes généreuses.

Le crâne plein de rêve, éternel amoureux,
Repose sur l’ivoire ardent de sa poitrine,
Pareil à un enfant profondément heureux
Qui entendrait chanter les étoiles divines.

Pendant combien de temps a-t-il ainsi sculpté
Dans l’éclat mystérieux de vivantes opales
Les roses et les lys composant sa beauté,
Ce jardin où fleurit l’aurore boréale ?

Il a su capturer les charmes insolents
Et la mélancolie des princesses nordiques,
Extraire la froideur de ses yeux de serpent
Et changer son visage en lune romantique.

C’est une Ode à l’Amour et à l’Immensité
Qu’a gravé dans l’écorce invisible du monde
Son talent affamé d’une autre liberté…
…Avec lui la Faucheuse a compté les secondes.

Elle a bu la passion effroyable du deuil,
L’a fait se consumer en créant sans relâche,
Et lui ne savait pas qu’à travers le cercueil,
Son amie le voyait se tuer à la tâche :

Elle l’a vu défier Eros et Apollon,
Se détourner du Beau, convoiter le Sublime,
Quitter à tout jamais la voie de la raison
Pour peindre son reflet au miroir de l’abîme.

Dévoré par l’esprit des poètes anciens,
C’est lui qui l’a sauvée de l’oubli d’outre-tombe.
Comme un clown enchanté parmi les magiciens,
Il a ressuscité sa défunte colombe.

Elle peut maintenant s’en retourner en paix,
Laisser se diluer, dans la source nouvelle
De ses yeux, les soupirs et les mornes regrets
Qui alourdissent tant sa robe d’immortelle.

Rien ne pourra briser le cœur de leur amour,
Prisonnier à jamais de l’os et de la pierre,
Et quand l’Homme verra mourir son dernier jour,
Eux s’étreindront encore au ventre de la terre.

Illustration : Zdzislaw Beksinski

La statue

Révolution d’octobre

En ce magnifique jour de 49.3, et quoique le mois exact ne soit pas au rendez-vous, un nouveau poème, en attendant le prochain article (bientôt ! donc je ne m’attarde pas sur l’introduction) ainsi qu’en prélude à celui-ci :

Révolution d’octobre

C’est le grain dont la chute abat le sablier
Et le crachat que rend le prophète au mensonge,
C’est l’espoir dos au mur, face au calendrier,
C’est le sang qui s’écoule et la nuit qui s’allonge.

Pour certains c’est le temps du gel et des frimas,
Des cernes du café quand le matin déprime,
Pour d’autres la conquête absurde du repas,
Pour moi c’est un brasier à la cendre sublime.

« Octobre », à ton nom seul un monde entier frissonne
Comme face à la croix des esprits dépravés,
Mais elle offre à l’enfant un vin qui l’empoisonne,
Quand ta neige le forme à lancer des pavés.

Les feuilles que la mort entraîne avec torpeur
Sont autant de pamphlets répandus sur la Terre.
Un pareil souffle agite, atroce de splendeur,
Le cortège endeuillé des peuples en colère.

J’aime sentir ce froid pour lequel on te blâme
Et préfère ta fièvre à la tiédeur d’hier,
Puisque c’est à ton bras que s’agite la flamme
Qui brillera demain sur le palais d’Hiver.

Jamais on n’avait vu tel sursaut d’avenir,
Tel gantelet de chair étrangler la victoire,
Tant de maîtres tomber en un même soupir
Et d’esclaves debout commander à l’Histoire.

Que reste-t-il pourtant du héros, du martyr,
Du géant qui porta ses couleurs jusqu’aux nues ?
Dans la fosse du siècle où tu les vois croupir,
À quels pleurs s’est mêlé le bronze des statues ?

Combien d’anges brisés ont suivi ton étoile
En quête d’un printemps qui n’était que fictif ?
Pourquoi sous le manteau d’albâtre se dévoile
Le spectacle pervers de l’horreur mise à vif ?

J’ai conservé de toi ce goût de la révolte
Et la haine de l’ordre un peu trop permanent,
Mais je ne peux vanter le fruit de ta récolte
Sans trahir à mon tour ce noble enseignement.

Ton glaive luit encore au poing de ses apôtres,
Bien qu’ils ne tiennent plus les rênes du quadrige,
Pour tailler cent drapeaux, noirs du rouge des autres,
Dans le tissu graisseux qui enfle et nous dirige.

Aucun d’eux cependant n’ose après toi le faire,
Aucun d’eux ne s’élance en tête de l’assaut :
Ton sinistre héritage a castré la misère
Qui maintenant se laisse oublier sans un mot,

Alors j’ai pris la plume et l’ai faite rebelle,
Car si parfois je chante aux splendeurs de la Lune,
C’est cet astre sanglant qui se lève avec elle
Que je veux voir grandir et vaincre l’infortune.

Into the Wild

Je ne vais pas laisser mon cher ami partir tout seul devant. Je souhaite la bienvenue à tout lecteur égaré (ou non) avec ce poème qui invite au voyage et à l’Amour. Bonne lecture.

Into the Wild

Viendras-tu avec moi aux confins de ce monde,
Où le Temps laisse aller ses rêves amoureux,
Et le soleil épris des ombres vagabondes,
Loin de l’Homme apeuré, coule des jours heureux ?

Je voudrais te parler des Lunes éternelles
Qui brillent tendrement au lac de mon esprit,
Te chanter la beauté de la douce hirondelle
Comme la cruauté des anges de la nuit.

Mais je crois que mes mots aux mille et une larmes
Ont peur de s’élancer au sein du firmament,
De déchirer le ciel et de goûter ses charmes,
Sans le feu mystérieux de ton Regard dément.

Nous savons toi et moi qu’il est d’autres langages
Par-delà la parole, infiniment plus vrais,
Et qu’au fond de nos vies, le frisson du voyage
N’est que l’ultime espoir d’un Cœur qui disparaît.

Alors allons ensemble écouter la Nature :
C’est sa chanson d’amour qui berce les déserts,
Fait soupirer les bois, pleurer la neige pure,
Et refleurir l’écume aux jardins de la mer.

Même si je devine une grande tristesse
Sous l’extase infinie de toute création,
Le vent du renouveau et les tendres promesses
Devraient ressusciter les lys de la passion.

Je veux, de l’univers, étreindre les merveilles,
Trouver un peu de Toi sur chaque continent,
Car je sais que l’éclat de tes lèvres vermeilles
Est aussi la couleur terrible du couchant.

Tu te caches partout où règne le sublime !
Tu es Soleil, Forêt, Montagne et Océan ;
Tu es cet oiseau bleu qui caresse les cimes,
Autant que le requin qui mange le néant.

La Terre t’appartient, ô Enfant de Cybèle,
Et j’entends à nouveau l’Ode à la Liberté
Résonner aux parois de la voûte immortelle,
M’invitant à me perdre en ses immensités.

Je partirais là-bas, aux limites du monde,
Pour embrasser la Mort, Vierge de non-retour,
Si le soleil épris des ombres vagabondes,
Gardien de mon désir, me chantait ton Amour.

Alaska