Puisque notre cher ami le Cox-Velu a évoqué les poèmes écrits à deux, je poste aujourd’hui celui que, pour l’instant, nous préférons. Il est un peu titanesque, mais celles et ceux qui auront trouvé le courage d’arriver jusqu’ici sauront très certainement poursuivre leur chemin avec la même simplicité tout au long de ce nouveau texte…
Postérité
Le temps avait passé sur le monde moderne.
Ses tenants poursuivaient un destin volatil,
Munis d’Or et Progrès pour uniques lanternes
Dans le noir sidérant de l’esprit en péril.
Nous avions condamné ces nouvelles idoles
Et comme les derniers détenteurs d’un cœur pur,
Il nous fallut quitter nos chères métropoles
Pour espérer revoir quelques fragments d’azur,
Respirer à nouveau, transportés par le songe,
Les arômes exquis des profondes forêts,
Et boire le nectar de nos mots qui s’allongent
Vers la Lune infinie, par-delà les sommets.
L’amour et la passion, ces dévoreurs de l’âme,
Renaissant doucement, sur nous avaient jeté,
Aux confins de la Terre où brûle l’oriflamme,
Les étoiles d’argent de l’immense beauté.
On vit se dévoiler les chastes étendues,
Cachées même au soleil sous leurs précieux frimas,
Et la valse envolée des neiges descendues
Qui trouvaient un poème en chacun de nos pas.
Surgis de l’horizon apparaissaient encore
Des morceaux d’océan perchés sur les hauteurs,
Dont la glace, parfois, renvoyait à l’aurore
Les reflets éclatants de ses propres couleurs.
C’est là-bas, loin de tout, aux cimes du mystère
Qu’était notre maison, ce havre silencieux,
Où nous devions rêver, décrire les lumières
Des soleils de minuit et puis… devenir vieux.
Le Temps ne régnait plus en ces heures splendides,
Lorsque nous nous aimions dans le royaume noir,
Et pourtant peu à peu se sont creusées nos rides
Comme si nos corps seuls étaient en son pouvoir.
Les jours qui nous semblaient hier si charitables
N’existaient déjà plus que par le souvenir,
Mais tissés au métier de l’amour véritable,
Leurs délicieux parfums ne pouvaient pas mourir.
Dans tous les environs, seule une boîte aux lettres
Témoignait d’un échange avec l’humanité.
Si notre poésie l’intéressait peut-être,
Nous écrivions surtout à la postérité.
Au printemps, le facteur, pour porter nos missives,
Devait, tel un trappeur escorté par le froid,
Quitter la route sûre et rejoindre la rive
Du beau lac endormi dans l’alcôve des bois.
Un matin il frappait, épuisé, à la porte,
Impatient de goûter quelques jours de repos.
Quand la sombre saison était tout à fait morte,
Nous buvions avec lui au triomphe des mots.
Alors il nous contait ses plus folles histoires,
Qu’à force nous vivions tout aussi bien que lui,
Et au petit matin nous avions peine à croire
Que tout s’était passé en une seule nuit :
Les exploits de sa barque au plus fort des orages,
Les mythes rapportés de fabuleux séjours
Et quand la vérité mettait fin aux voyages,
Le marbre sous lequel reposait son amour.
Happés par l’absolu des récits fantastiques,
Nous nous imaginions en héros de l’Edda.
C’est que nous retrouvions, dans ces fables épiques,
Les mêmes idéaux, pour un même combat.
La fierté des vikings et des reines guerrières,
Cette rage de vivre en invoquant les cieux,
Nous était devenue si douce et familière
Que nous laissions Odin nous dévorer des yeux.
Ásgard nous attendait depuis notre naissance,
Car sous les branches bleues du Grand Arbre Yggdrasil,
Nous avions défendu la magie de l‘enfance
Et paré sa beauté de perles de mithril.
Tout entière vouée aux pays de légende,
Notre plume en grattait le vernis écailleux,
Pour que dans le désert à nouveau on entende
La superbe chanson des nymphes et des dieux.
Nous savions que la vie tenait trop du mirage
Pour y voir s’écouler les grains de l’Infini.
Certains d’entre eux pourtant s’étaient pris dans les pages
Des livres empilés au coin de notre esprit.
Notre œuvre s’écrivait, étrange et magnifique,
Sous la bénédiction des muses du Grand Nord.
Au nouveau Sablier, nos rimes romantiques
Chantaient la liberté au gré de leurs accords.
Nous avions recréé un monde dans le monde,
Comme un nid d’espérance, après avoir porté
Pendant plusieurs années tristement infécondes
Les tourments douloureux de leur médiocrité.
Capables de tout temps d’extraire de la fange
Les superbes joyaux qui charmaient tant nos cœurs,
Il nous était aisé, dans le jardin des anges,
De cueillir à foison les plus divines fleurs.
Et quand nous étions las d’arborer leurs pétales,
Nous ne savions déjà plus nous en départir.
Les pensées réunies dans les sphères astrales
Laissent l’âme faner avant de se flétrir.
La nôtre toutefois, indicible rebelle,
A travers l’amour fou gravé dans nos recueils,
S’élevait lentement vers la voûte immortelle,
Par-delà la froideur et l’ombre des cercueils.
A la fin de nos jours, une biche aux yeux tristes,
Déployait tous les soirs son beau pelage blanc
Devant l’éternité de nos regards d’artistes,
Comme un doux préambule aux charmes du néant.
Et même accoutumés à ce que la nature
Soit apte à susciter de telles émotions,
Nous restions ébahis face à la créature
Dont nous n’ignorions rien de la noble mission.
Le silence absolu en unique cortège,
On la voyait quitter la lisière des bois
Et, sans même troubler le repos de la neige,
Apparaître pour nous, plus proche à chaque fois.
Ses yeux illuminaient les délices de l’Ombre
Que nous avions passé l’existence à chanter.
Mais les mots échappés de nos âmes si sombres
N’avaient su capturer leur tragique beauté.
Le baiser de la Mort fut porteur de Lumière.
Et aujourd’hui, ô Gloire ! il ne reste de Nous,
Dans l’espace glacé de cette immense Terre,
Qu’un amour idéal convoité par les loups.