Oscar Wilde : L’Âme de l’homme sous le socialisme

Le principal avantage qui résulterait de l’établissement du socialisme serait, à n’en pas douter, que nous serions délivrés par lui de cette sordide nécessité de vivre pour d’autres, qui dans l’état actuel des choses, pèse d’un poids si lourd sur tous presque sans exception. En fait, on ne voit pas qui peut s’y soustraire.

À l’heure où sous le pervers étendard du libéralisme on accompagne la transition vers la ploutocratie, où l’État, derrière le noble prétexte de relâcher quelque peu son poing serré autour de ses sujets, se fait plus parfaitement l’outil de ses riches propriétaires en remettant dans leurs mains plus d’autorité encore qu’il n’en détenait précédemment ; où, en somme, la matraque lasse d’avoir trop frappé s’écarte pour laisser place aux menottes et se félicite de sa grandeur d’âme et de son progressisme, l’observateur naïf peut se trouver dépourvu et chercher à se tourner vers la philosophie pour mieux comprendre le sentiment profond de dégoût qu’il éprouve devant la corruption des idées sans toujours parvenir à se l’expliquer complètement. Dans cette série de courts articles nous n’essaierons pas d’être original car nos mots d’ordre sont tout trouvés. Auteur par auteur, nous nous efforcerons d’aborder les éternelles notions de liberté, d’égalité et de fraternité que les frontons des temples municipaux ont arraché des rues où elles ont vu le jour, offrandes scandaleuses à une République qui ne les invoque que pour les profaner.

Dans son essai L’Âme de l’homme sous le socialisme dont nous avons utilisé les premières phrases en guise de citation introductive, Oscar Wilde se fait le défenseur d’une pensée qui n’est certes pas tout à fait nouvelle, mais dont il est possiblement l’un des chantres les plus élégants, et surtout les plus efficaces. Cette pensée est simple :

Le socialisme en lui-même aura pour grand avantage de conduire à l’individualisme.

Le socialisme sous la plume d’Oscar Wilde n’est pas encore le nom duquel on désigne l’os jeté par l’aristocrate généreux dans la gamelle du chien qui a couru seul après le gibier, ni l’individualisme cet esprit de conquête et d’asservissement placé sous le signe des Lois du Marché comme on s’en remettait autrefois au Décalogue. Ce qu’entend Wilde en revanche, c’est l’abolition de la propriété privée et l’épanouissement de l’homme le plus libre et absolu. Il serait fastidieux de mettre en avant les phrases et les pensées les plus saisissantes de ce texte tant son contenu abonde en paroles aussi vraies que magnifiquement formulées, et là se trouve la raison pour laquelle nous avons choisi de mentionner cet essai : Wilde mêle à l’argumentation du philosophe le sens esthétique du poète qui lui fait trop souvent défaut.

Il signe dans ce pamphlet une œuvre littéraire autant que politique, comme ont pu l’être le poème Melancholia de Victor Hugo ou le Candide de Voltaire, il s’élève à leur suite contre la misère dans laquelle une partie de l’humanité en maintient une autre et dénonce les artifices de l’intelligence par lesquels elle remplace volontiers ses baïonnettes. Car combien de prophètes ont appris à leurs ouailles de ne point chercher extra ecclesiam eux-mêmes le salut ? À combien ont-ils fait croire que le bâton du berger leur semblant presque toucher le ciel traçait pour eux le chemin de la liberté ? Et combien de ces âmes à la confiance trahie se sont alors naïvement succédé sous le couteau de leur gardien, convaincues d’agir selon l’ordre des choses ou ce qu’elles croyaient parfois encore être leur propre intérêt ? La plume serait plus forte que le fusil, soit, mais il est à regretter que cet adage soit parvenu aux oreilles de ceux qu’il appelait à défier. Le révisionnisme frappe autant les idées que l’Histoire : on a remplacé le colonialisme par la mondialisation, la propagande par l’accès aux médias de masse, la répression militaire par le gardien de la paix. Triste révolution qui fait honte au dictionnaire et voit le code pénal se gonfler d’orgueil.

Il est vrai que le caractère engagé de certaines littératures dérange souvent le lecteur lorsqu’elles lui sont trop contemporaines, et qu’il est plus aisé d’accepter l’exposition des idées d’un auteur quand leur application ne nous semble plus contemporaine ou en mesure d’influencer le monde d’aujourd’hui. Les idées ne s’émoussant toutefois qu’à mesure qu’elles deviennent acquises ou obsolètes, nous nous permettons de poser cette question : est-ce bien ces idées affaiblies que nous voulons voir défendues dans nos poèmes ? La force de la littérature nous semble être ailleurs que dans le convenu et le dépassé. Quel censeur osera reprendre le poète sur l’ampleur de son discours, quand la totalité des questionnements qu’il embrasse ne devrait être qu’un motif de louanges ? Nous laisserons d’autres statuer sur lesquels des problèmes sociaux ou métaphysiques sont les plus dignes de voir s’y poser le regard de l’artiste, sur lequel du Portrait de Dorian Gray ou de L’Âme de l’homme sous le socialisme est le produit de l’écrivain ou du penseur : ils ne sont pour nous que l’œuvre du même Oscar Wilde.

Aux yeux de quiconque a lu l’histoire, la désobéissance est une vertu primordiale de l’homme. C’est par la désobéissance que s’est accompli le progrès, par la désobéissance et la révolte.

Il ne sera pas nécessaire de paraphraser davantage le volet politique de cet essai tant que ces deux phrases auront été comprises. Désobéir : tout ce qui a fait la grandeur de l’humanité rejoint cette seule action, comme sa médiocrité l’abîme à chaque ordre exécuté. Il est difficile pourtant de prendre du recul sur son propre asservissement lorsque celui-ci est, nous l’avons vu, de moins en moins ouvertement physique et de plus en plus spirituel. Nous sommes tous condamnés à observer de loin le monde à travers les mêmes lentilles et à n’y voir, à moins d’efforts extrêmes, que ce qu’il est décidé que nous y voyions. Cependant la croyance n’est pas un mal en soi : l’entière réalité de tout ce qui nous entoure demeurant inaccessible, il est nécessaire d’y superposer des grilles de lecture pour en approcher une connaissance satisfaisante ; mais voilà que de ces grilles jetées par l’homme sur la nature on enferme à présent l’homme lui-même, qu’un vaste champ de statistiques arbitraires pousse au sommet de quelques têtes autrement stériles, s’érige en science de l’humanité et impose ses règles nouvelles en guise de seul outil critique. Cette mauvaise herbe prolifère dès lors dans le milieu des feuilles de choux et sur tous les plateaux télévisés où le fumier s’offre à ses racines. Nous déclarons que nous ne voulons plus voir ce pissenlit puant au poing des donneurs de leçons. Nous réclamons pour chacun le droit de retourner à la bêche le parterre des Champs-Élysées. Mieux encore, nous exigeons de creuser à la poudre d’escampette la cervelle de ces parasites en vue de trouver sereinement des solutions à leur désastre.

Les conséquences pour le peuple seront grandioses et celles pour l’art peut-être plus belles encore. Libéré du travail pour les autres, chacun pourra cultiver son corps et son esprit et nous tendrons presque sans effort vers l’établissement d’une Athènes nouvelle, où le loisir de penser enfantera plus de philosophes que ne l’ont pu jusqu’ici tous les intérêts mercantiles, où l’ouvrier ne maudira plus la machine qui le prive de son précieux gagne-pain, mais bénira celle qui le délivre de ses peines devenues inutiles. Construisons, en un mot, le monde où nos pensées à leur tour paraîtront aller de soi.

L’homme s’est efforcé de vivre d’une manière intense, complète, parfaite. Quand il pourra le faire sans imposer de contrainte à autrui, sans jamais en subir, quand toutes ses facultés actives lui seront d’un exercice agréable, il sera plus sain, plus vigoureux, plus civilisé, plus lui-même. Le plaisir est la pierre de touche de la nature, son signe d’approbation. Lorsque l’homme est heureux, il est en harmonie avec lui-même et avec ce qui l’entoure.

Le nouvel individualisme, auquel travaille, qu’il le veuille ou non, le socialisme, sera l’harmonie parfaite.

Il sera ce que les Grecs ont poursuivi, mais n’ont pu atteindre que dans le domaine de la pensée, parce qu’ils avaient des esclaves et les nourrissaient.

Il sera ce que la Renaissance a cherché, mais n’a pu réaliser complètement que dans l’art, parce qu’on y avait des esclaves et qu’on les laissait mourir de faim.

Il sera complet, et par lui, tout l’homme arrivera à sa perfection.

Le nouvel Individualisme est le nouvel Hellénisme.