Dédicace à la décadence

En espérant que la proximité des titres fasse oublier la distance entre les dates, quelques nouvelles poétiques depuis la dernière fois ! Sous la forme d’un hommage poli aux collègues tout d’abord, puis, en guise de bonus, d’une paire de quatrains inspirés par les événements tragiques d’avril dernier… À vous de deviner qui pourrait bien se cacher derrière ces portraits énigmatiques ! Une très bonne lecture, comme toujours, à tous les amoureux du sonnet évidemment.

Dédicace à la décadence

Le poète un peu impotent, pour paraître plus important,
Cherchant une chute plus riche en la surenchère des rimes,
S’il sent le texte un soupçon simple ou s’entête à soigner le style
A très tôt fait de l’étoffer et l’étouffer tout à la fois,

Car le créateur n’est qu’un cancre quand il croit que cet art creux,
Qui certes conquiert le crédule et caresse le cœur du cuistre,
Loge les germes du génie en son giron gras de jactance
Et le prépare par avance à pousser en postérité.

C’est faisant honte cependant aux hordes de ses descendants
Qu’on le voit ventiler le verbe, éventer la vaine trouvaille,
Et donner une odieuse idée de la digne modernité :

De ces donjons ennuagés où songent les jeunes esthètes
Jusqu’aux charges de cent clichés qui chantent faux sous les remparts,
Partout l’art pour l’art a pourri la parole de nos prophètes.

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Portrait n°1 :

Qu’il porte bien son nom, l’homme aux boules puantes
dont jamais ne sortit que quelques parasites !
car en voyant l’essaim qui pullule à sa suite
on se souvient du mets dont la mouche est friande.

Portrait n°2 :

Au secours de la banque et du grand patronat
qui ne supportent plus que la loi les concerne,
pour qu’enfin l’ouvrier se taise et se prosterne,
le socialisme jaune ose un second mandat.

Déliquescence

Ce poème n’est pas tout-à-fait inédit puisqu’il apparaissait sur l’ancien site mais il me paraît avoir de plein droit sa place ici. Après les appels à la révolution et les tentatives d’exploration poétique, un texte un peu plus daté, tant par son époque d’écriture que par sa forme. Également plus difficile à introduire, peut-être. Je vous souhaite une bonne lecture à tous, et une excellente ration de classicisme aux mêmes !

Déliquescence

J’avais longtemps vécu loin de la multitude
Et ses agitations peu dignes d’intérêt,
En moi ne résonnaient que la science et l’étude,
Et les parfums du soir issus de la forêt.

S’il m’arrivait parfois de quitter ma mansarde
Quand l’air était propice aux longues réflexions,
Sitôt venus les mois où le soleil s’attarde
Je laissais aux voisins le goût de ses rayons.

Préférant au ciel bleu mon plafond de bruyère,
Je restais insensible aux charmes du printemps :
Les feux les plus brillants n’arrosent pas la terre,
Ils sont dans les cahiers des âmes de vingt ans.

Mais loin de l’écolier dont le journal intime
N’est souvent qu’un prétexte à pleurer sur son sort,
J’écrivais sur les arts, questionnais le sublime,
Ou cherchais à percer les secrets de la mort.

Seul un style trop vieux trahissait mon jeune âge
Tant je trempais ma plume à l’encre des Anciens,
Et quant aux traits d’esprit jetés sur chaque page,
Ils manquaient de finesse ou n’étaient pas les miens.

Nul soupçon d’amitiés ou de quelque amourette
Ne troublait les ardeurs dont j’étais habité :
On ne trouvait de place en mon cœur de poète
Que pour un idéal d’austère Vérité.

J’en décelais déjà peu à peu la nature
Et prenais en pitié ceux plus humbles que moi,
Les uns qui s’abîmaient dans leur froide luxure,
Les autres qui tombaient au piège de la foi,

Mais sachant à quel point l’homme estime sa vie
Devoir être léguée à tous ses successeurs,
Je ne m’étonnais pas qu’il y trouve à l’envie
Un sens à ses désirs ou même à ses malheurs.

J’étais fait toutefois d’une étoffe trop tendre
Pour me montrer vraiment capable d’aversion
Et jamais refuser le droit de se méprendre
À des êtres rongés par la superstition,

Car lorsque répondaient, à l’angle d’une rue,
Aux jurons d’un vieillard les rires d’un enfant,
Un sourire passait sur ma mine abattue
Et le Peuple était beau comme l’Homme était grand.

Sûrement me trouvais-je en un état semblable
Le jour où le hasard, par sa suprême loi,
Décida pour mes yeux qu’il serait préférable
De pousser un peu plus mes pensers jusqu’à toi ;

Ainsi, je me montrai plus sensible peut-être
Aux doux charmes qu’un corps sait parfois arborer,
Sans qu’il ne soit éclos sur la toile d’un maître
Ou sculpté dans l’ivoire au fond d’un atelier.

Je sentis sourdre en moi l’insondable détresse
D’une chair aux appels trop souvent retenus,
Dont les derniers sursauts d’espoir et de jeunesse
M’emplirent des échos de plaisirs méconnus.

Quel que fût jusque là le but de mes errances
Au sein majestueux de ce triste univers,
Ta voix m’était pareille à des réminiscences
De la lyre d’Orphée au milieu des Enfers :

Je me laissais porter sur ses notes profondes
Vers de vastes pays aux couleurs d’horizon,
Pour la première fois j’explorais d’autres mondes
Que les seuls asservis au joug de la Raison.

Tu m’appris à chercher dans les fanges obscures
Qui font lieu d’oasis à notre humanité,
Les reflets disparus des beautés les plus pures
Dont les cieux nous envient l’insolente clarté ;

Te fallait-il pourtant si vite les rejoindre
Et t’offrir en tribut à leurs pâles lueurs ?
L’azur peut dépérir et les astres s’éteindre
S’ils doivent pour briller m’arracher tes splendeurs !

Depuis je dois souffrir chaque jour ton absence
Tandis qu’au loin la Mort gagne d’autres combats,
J’espère conjurer la terrible évidence
En invoquant ton nom mais tu ne reviens pas,

Et si je trouble au creux de la nuit qu’il surplombe
Le calme écoulement de ton rêve infini,
Pardon ; je ne voulais, ô Muse d’Outre-Tombe !
Que ralentir un peu le fleuve de l’Oubli.